« Les sans deuil » de Lionel Bourg

« Ce sont des oiseaux.

Des centaines, des milliers d’oiseaux.

Ils gisent à même le sol ou, raides, plus froids que l’espèce de givre dont le ciel s’est couvert, pendent à des fils comme autant de trophées dérisoires, l’épuisement qui les faucha en plein vol ayant replié leurs ailes sur leurs petits corps sacrifiés.

C’est qu’ils étaient nuisibles.

Qu’il fallait les tuer pour sauver des récoltes au demeurant tellement incertaines qu’aucun massacre ne parvint à les épargner.

*

Fous, ils étaient fous, sans doute, ces oiseaux.

Indisciplinés, rétifs aux idéaux bureaucratiques, trop indépendants, trop libres et pareils à ces écoliers un peu turbulents qu’un maître condamne au piquet quand ils chantent ou marmonnent sans se soucier des taches qu’ils sèment sur une page de cahier.

L’on ne connaîtra d’eux que ces dépouilles.

Ces cadavres mutilés, comme amputés d’eux-mêmes et qui, du sang sèche sur leurs plumes, ressemblent étrangement aux malheureux — réfugiés, migrants, déportés — que l’on photographie aux frontières où des chiens veillent au pied de murs hérissés de tessons de bouteille, de lames de rasoir et de chevelures barbelées.

Ils sont seuls, bien sûr.

Uniques d’avoir subi des destins similaires.

Candides comme des enfants auxquels une main tremblante aurait lentement cousu les paupières.

*

Sans deuil…

Sans vie, presque sans existence autre que furtive à l’instant de mourir, les moineaux de Florence Bruyas ne s’abattent pas par hasard à la croisée d’une œuvre sujette à de récurrentes obsessions.

Le corps, sa dislocation, sa naissance pourtant.

L’orée toujours difficile du souffle et, parce qu’il en va d’offrande, neuve, charnelle, cette façon que possède seule Florence de se désentraver, s’extraire de la gangue qui la tient depuis si longtemps prisonnière, ce refus de se réduire au statut auquel une histoire douloureuse paraissait l’avoir condamnée.

En fait, plus que la souffrance, la céramiste sculpte son désir.

Sa volonté, la nécessite vitale qu’elle éprouve intimement de s’affranchir de toute servitude, toute malédiction, sociale, familiale, si bien que les oiseaux qui la hantent sont désormais ce qu’elle fut : sous leur voilure de feuille éteinte, les yeux, le bec meurtris, ils incarnent au-delà du vertige quelque chose comme une innocence humiliée.

*

Seraient-ils présents, l’on aurait tort je crois de limiter le sens de ce travail à des constats d’ordre écologique.

Tout se tient, certes.

Des bêtes crèvent. Des hommes, des femmes, des gosses aussi.

De mêmes chaînes les relient au sein d’un monde où l’abjection règne sans partage et ces centaines, ces milliers d’oiseaux que j’ai dits sont à l’évidence les témoins d’un meurtre partout réitéré : l’atrocité fleurit dans les maisons, les appartements et sur les balcons où des assassins à la petite semaine arrosent avec amour les pétunias, les jacinthes ou le muguet qu’ils ont plantés.

Florence le sait.

Jusqu’à se perdre. À hurler.

Son art l’exprime sans qu’elle ait besoin d’autres explications ni de mettre sur la table ce deuil qu’elle porte en elle, dont elle assume la charge ou, sereine enfin, se déleste lorsque ses doigts pétrissent la terre après l’avoir tendrement caressée.

La beauté est à ce prix.

La sienne se donne sans compter. »

 

Lionel Bourg